
– Mamma –
Quand Luigi ouvrit la fenêtre ce matin-là, il savait que désormais sa vie et celle de sa famille seraient à jamais différentes.
Il balaya du regard les tours d’habitations qui lui barraient l’horizon, les arbres miteux, une voiture calcinée sur le parking et poussa un long soupir de soulagement.
Madame David de l’agence matrimoniale “Amours slaves” lui avait expliqué qu’il était inenvisageable qu’une jeune femme, étrangère de surcroit, vienne s’installer dans la maison de sa future belle-mère. “Il lui faut de l’intimité, comprenez-bien”. Il avait donc pris la difficile décision de quitter mamma, lui promettant de passer la voir tous les jours en rentrant du travail, et emménagé dans ce petit deux-pièces de Vitry-sur-Seine. L’appartement lui avait été attribué dans le cadre du 1% patronal. Il n’y avait pas de balcon, la salle de bain était minuscule, le quartier triste…mais cela lui évita des recherches qu’il ne se sentait pas la force d’effectuer.
Cinq années étaient passées depuis, Tatiana était enceinte de leur troisième enfant, la vie dans le deux-pièces était devenue très compliquée et il voyait bien que son épouse, dont le sang-froid l’avait si souvent impressionné, s’agaçait à la moindre contrariété. Tout cela, Dieu merci, touchait à sa fin car, aujourd’hui, ils partaient vivre dans la maison que mamma, malheureusement décédée accidentellement quelques semaines auparavant d’une mauvaise chute dans les escaliers, lui laissait en héritage.
C’était un modeste pavillon de banlieue mais il disposait de trois chambres, d’un atelier, d’un beau jardin. La forêt de Sénart était toute proche, Melun (et l’agence de la Caisse d’Epargne où il était employé) à quelques minutes en voiture.
Il avait vécu dans cette maison avec mamma jusqu’à l’aube de ses 40 ans. Sa mère avait toujours veillé sur lui, le protégeant d’un père violent, mort prématurément. Mère italienne dans toute sa splendeur, elle l’avait choyé, devançant ses moindres désirs. Il avait ainsi pris l’habitude de ne rien faire et de ne jamais avoir à prendre de décision. Mamma s’occupait de tout : le ménage, le linge, la cuisine, la vaisselle, les factures, et lui achetait même ses vêtements par correspondance. Il sortait très peu et passait la quasi-totalité de ses jours de congés à la maison. Sa mère, silencieuse, le laissait faire ce qu’il voulait, quand il le voulait, et surtout regarder le programme télé de son choix. Elle lui lançait néanmoins un regard réprobateur, lorsqu’il rentrait un peu plus tard que d’habitude, parce qu’il faisait beau et qu’il avait subitement eu envie de faire quelques pas le long de la Seine.
Hors les murs de la Caisse d’Epargne de Melun, il n’avait pas de vie sociale. Il n’appréciait pas les taquineries de ses collègues, qui, bien entendu, se moquaient régulièrement de lui parce qu’il habitait encore chez sa mère. En outre, certains d’entre eux, des hommes bien sûr, se permettaient quelques remarques blessantes – même si elles se voulaient drôles – relatives à sa virilité. Il préférait les ignorer et ne pas trop penser que son père, dont le sang napolitain bouillait à la moindre insinuation, n’aurait jamais supporté ces sarcasmes. Mais, progressivement, il se persuada qu’il devait rejoindre la voie qu’il suivait tous, à savoir convoler et avoir des enfants. Il deviendrait alors un patriarche, le socle d’un clan, comme ses grands-pères et arrière-grands-pères avant lui, et ferait enfin taire les quolibets. Sans avoir à se battre.
Il avait donc parlé de son projet à sa mère. Elle ne prononça pas un mot mais son regard en dit suffisamment long. Cela le mit mal à l’aise pendant plusieurs jours mais il était un homme et devait enfin être considéré comme tel. Il ne voyait pas quelle autre solution s’offrait à lui.
Il prit donc contact avec cette agence qui met en relation les célibataires occidentaux avec des jeunes femmes des pays de l’Est. C’était le plus simple. Il fit ainsi la connaissance de Tatiana et de deux autres jeunes femmes, quelques mois plus tard, à Moscou, où l’avait amené Madame David. Tatiana ne ressemblait que vaguement aux photographies du catalogue de l’agence. Elle avait la peau moins lisse et les hanches plus larges. Mais ce furent justement ces dernières et la perspective de nombreux enfantements qui séduisirent Luigi. Ils parlèrent un peu, chacun dans un mauvais anglais, Luigi lui montra les photos de la maison familiale au milieu des arbres et l’affaire fut conclue.
Après un temps qui lui sembla une éternité, il alla, plein d’appréhension, chercher sa promise à Orly. Si Tatiana fut déçue de s’apercevoir qu’elle vivrait en réalité dans un deux-pièces de Vitry, elle n’en laissa rien paraître. A peine 9 mois plus tard, le petit Luigi junior pointa le bout de nez. “Uhm…” dit mamma, en regardant avec suspicion les cheveux blonds du bébé. “Uhm…” dirent les collègues de l’agence de Caisse d’Epargne de Melun, en se poussant du coude. Luigi fut un peu agacé mais ne dit rien. Deux ans après, le cercle familial s’agrandit avec la naissance de Liouba. Luigi aurait souhaité la prénommer Giulia, comme sa mère, mais, en définitive, ce fut le prénom de la mère de Tatiana qui emporta les suffrages. Ses boucles brunes firent se dessiner un sourire fugace sur le visage de mamma, jusqu’à ce que lui soit annoncé le prénom choisi. Quant à ses collègues, ils furent convaincus que la femme de Luigi le menait par le bout du nez et les moqueries repartirent de plus belle.
Avant l’été, c’est un deuxième petit garçon qui viendrait agrandir la famille. Le clan prenait forme. C’est vrai, Tatiana était un peu autoritaire mais elle avait la tête sur les épaules et gérait la maisonnée. Il avait eu de la chance d’être tombé sur elle.
Mamma est morte le 24 décembre dernier en tombant dans les escaliers. Elle venait de se faire opérer de la hanche et marchait avec difficulté. Un accident bête. Les petits étant à la crèche, Tatiana était passée dans la journée afin d’aider aux préparatifs du réveillon. Elle avait passé plusieurs heures à cuisiner et à décorer la maison, mamma l’observant et grommelant de temps en temps de façon non équivoque, même pour une non italophone. Vers 18h, après 1h30 de transport en commun, elle était rentrée à la maison, en même temps que Luigi qui était passé récupérer les enfants, en revenant du travail. Lorsque tout le petit monde fut apprêté, on chargea les cadeaux dans le coffre et on se mit en route vers la maison de mamma.
Luigi entra sans frapper, avec ses clés, comme il l’avait toujours fait. Mamma gisait, inerte, au pied de l’escalier de bois verni, le cou affreusement tordu. Elle avait dû vouloir monter se changer et aurait perdu l’équilibre sur les marches glissantes. Son fils, en larmes, tomba à genoux devant le corps, Luigi junior resta pétrifié, Liouba, trop petite pour se rendre compte, estima que hurler était le plus approprié à la situation. Tatiana resta impassible. Elle prit les enfants, les emmena dans le salon devant la télévision et ordonna à son mari d’appeler le médecin. Le pauvre bougre ne s’attendait certainement pas à devoir constater un décès le soir du réveillon. Visiblement pressé de rejoindre les siens autour de la dinde aux marrons, il s’acquitta rapidement de sa tâche. Avant de partir, il recommanda d’éteindre le chauffage, afin que le corps ne s’abîme pas trop en attendant d’être amené à la morgue. Tatiana eut la présence d’esprit d’aller récupérer les victuailles dans le réfrigérateur et tous les quatre rentrèrent à Vitry.
Luigi junior dormira dans la chambre de sa grand-mère, je n’envisage pas d’y coucher, Tatiana non plus d’ailleurs. Et il faudra redécorer tout cela, Tatiana a des idées, cela se fera petit à petit, au fur et à mesure de nos moyens. Mais nous serons bien. Enfin.
Il faudra juste que je repeigne rapidement l’escalier, en blanc par exemple.
Cela m’aidera peut-être à chasser de ma tête la vision de mamma se brisant la nuque sur les marches de bois ébène.