– Mamma –

– Mamma –

Quand Luigi ouvrit la fenêtre ce matin-là, il savait que désormais sa vie et celle de sa famille seraient à jamais différentes.

Il balaya du regard les tours d’habitations qui lui barraient l’horizon, les arbres miteux, une voiture calcinée sur le parking et poussa un long soupir de soulagement.

Madame David de l’agence matrimoniale “Amours slaves” lui avait expliqué qu’il était inenvisageable qu’une jeune femme, étrangère de surcroit, vienne s’installer dans la maison de sa future belle-mère. “Il lui faut de l’intimité, comprenez-bien”. Il avait donc pris la difficile décision de quitter mamma, lui promettant de passer la voir tous les jours en rentrant du travail, et emménagé dans ce petit deux-pièces de Vitry-sur-Seine. L’appartement lui avait été attribué dans le cadre du 1% patronal. Il n’y avait pas de balcon, la salle de bain était minuscule, le quartier triste…mais cela lui évita des recherches qu’il ne se sentait pas la force d’effectuer. 

Cinq années étaient passées depuis, Tatiana était enceinte de leur troisième enfant, la vie dans le deux-pièces était devenue très compliquée et il voyait bien que son épouse, dont le sang-froid l’avait si souvent impressionné, s’agaçait à la moindre contrariété. Tout cela, Dieu merci, touchait à sa fin car, aujourd’hui, ils partaient vivre dans la maison que mamma, malheureusement décédée accidentellement quelques semaines auparavant d’une mauvaise chute dans les escaliers, lui laissait en héritage.

C’était un modeste pavillon de banlieue mais il disposait de trois chambres, d’un atelier, d’un beau jardin. La forêt de Sénart était toute proche, Melun (et l’agence de la Caisse d’Epargne où il était employé) à quelques minutes en voiture. 

Il avait vécu dans cette maison avec mamma jusqu’à l’aube de ses 40 ans. Sa mère avait toujours veillé sur lui, le protégeant d’un père violent, mort prématurément. Mère italienne dans toute sa splendeur, elle l’avait choyé, devançant ses moindres désirs. Il avait ainsi pris l’habitude de ne rien faire et de ne jamais avoir à prendre de décision. Mamma s’occupait de tout : le ménage, le linge, la cuisine, la vaisselle, les factures, et lui achetait même ses vêtements par correspondance. Il sortait très  peu et passait la quasi-totalité de ses jours de congés à la maison. Sa mère, silencieuse, le laissait faire ce qu’il voulait, quand il le voulait, et surtout regarder le programme télé de son choix. Elle lui lançait néanmoins un regard réprobateur, lorsqu’il rentrait un peu plus tard que d’habitude, parce qu’il faisait beau et qu’il avait subitement eu envie de faire quelques pas le long de la Seine.

Hors les murs de la Caisse d’Epargne de Melun, il n’avait pas de vie sociale. Il n’appréciait pas les taquineries de ses collègues, qui, bien entendu, se moquaient régulièrement de lui parce qu’il habitait encore chez sa mère. En outre, certains d’entre eux, des hommes bien sûr, se permettaient quelques remarques blessantes – même si elles se voulaient drôles – relatives à sa virilité. Il préférait les ignorer et ne pas trop penser que son père, dont le sang napolitain bouillait à la moindre insinuation, n’aurait jamais supporté ces sarcasmes. Mais, progressivement, il se persuada qu’il devait rejoindre la voie qu’il suivait tous, à savoir convoler et avoir des enfants. Il deviendrait alors un patriarche, le socle d’un clan, comme ses grands-pères et arrière-grands-pères avant lui, et ferait enfin taire les quolibets. Sans avoir à se battre. 

 Il avait donc parlé de son projet à sa mère. Elle ne prononça pas un mot mais son regard en dit suffisamment long. Cela le mit mal à l’aise pendant plusieurs jours mais il était un homme et devait enfin être considéré comme tel. Il ne voyait pas quelle autre solution s’offrait à lui. 

Il prit donc contact avec cette agence qui met en relation les célibataires occidentaux avec des jeunes femmes des pays de l’Est. C’était le plus simple. Il fit ainsi la connaissance de Tatiana et de deux autres jeunes femmes, quelques mois plus tard, à Moscou, où l’avait amené Madame David. Tatiana ne ressemblait que vaguement aux photographies du catalogue de l’agence. Elle avait la peau moins lisse et les hanches plus larges. Mais ce furent justement ces dernières et la perspective de nombreux enfantements qui séduisirent Luigi. Ils parlèrent un peu, chacun dans un mauvais anglais, Luigi lui montra les photos de la maison familiale au milieu des arbres et l’affaire fut conclue.

 Après un temps qui lui sembla une éternité, il alla, plein d’appréhension, chercher sa promise à Orly. Si Tatiana fut déçue de s’apercevoir qu’elle vivrait en réalité dans un deux-pièces de Vitry, elle n’en laissa rien paraître. A peine 9 mois plus tard, le petit Luigi junior pointa le bout de nez. “Uhm…” dit mamma, en regardant avec suspicion les cheveux blonds du bébé. “Uhm…” dirent les collègues de l’agence de Caisse d’Epargne de Melun, en se poussant du coude. Luigi fut un peu agacé mais ne dit rien. Deux ans après, le cercle familial s’agrandit avec la naissance de Liouba. Luigi aurait souhaité la prénommer Giulia, comme sa mère, mais, en définitive, ce fut le prénom de la mère de Tatiana qui emporta les suffrages. Ses boucles brunes firent se dessiner un sourire fugace sur le visage de mamma, jusqu’à ce que lui soit annoncé le prénom choisi. Quant à ses collègues, ils furent convaincus que la femme de Luigi le menait par le bout du nez et les moqueries repartirent de plus belle. 

Avant l’été, c’est un deuxième petit garçon qui viendrait agrandir la famille. Le clan prenait forme. C’est vrai, Tatiana était un peu autoritaire mais elle avait la tête sur les épaules et gérait la maisonnée. Il avait eu de la chance d’être tombé sur elle.

Mamma est morte le 24 décembre dernier en tombant dans les escaliers. Elle venait de se faire opérer de la hanche et marchait avec difficulté. Un accident bête. Les petits étant à la crèche, Tatiana était passée dans la journée afin d’aider aux préparatifs du réveillon. Elle avait passé plusieurs heures à cuisiner et à décorer la maison, mamma l’observant et grommelant de temps en temps de façon non équivoque, même pour une non italophone. Vers 18h, après 1h30 de transport en commun, elle était rentrée à la maison, en même temps que Luigi qui était passé récupérer les enfants, en revenant du travail. Lorsque tout le petit monde fut apprêté, on chargea les cadeaux dans le coffre et on se mit en route vers la maison de mamma.

Luigi entra sans frapper, avec ses clés, comme il l’avait toujours fait. Mamma gisait, inerte, au pied de l’escalier de bois verni, le cou affreusement tordu. Elle avait dû vouloir monter se changer et aurait perdu l’équilibre sur les marches glissantes. Son fils, en larmes, tomba à genoux devant le corps, Luigi junior resta pétrifié, Liouba, trop petite pour se rendre compte, estima que hurler était le plus approprié à la situation. Tatiana resta impassible. Elle prit les enfants, les emmena dans le salon devant la télévision et ordonna à son mari d’appeler le médecin. Le pauvre bougre ne s’attendait certainement pas à devoir constater un décès le soir du réveillon. Visiblement pressé de rejoindre les siens autour de la dinde aux marrons, il s’acquitta rapidement de sa tâche. Avant de partir, il recommanda d’éteindre le chauffage, afin que le corps ne s’abîme pas trop en attendant d’être amené à la morgue. Tatiana eut la présence d’esprit d’aller récupérer les victuailles dans le réfrigérateur et tous les quatre rentrèrent à Vitry.

Luigi junior dormira dans la chambre de sa grand-mère, je n’envisage pas d’y coucher, Tatiana non plus d’ailleurs. Et il faudra redécorer tout cela, Tatiana a des idées, cela se fera petit à petit, au fur et à mesure de nos moyens. Mais nous serons bien. Enfin.

Il faudra juste que je repeigne rapidement l’escalier, en blanc par exemple.

Cela m’aidera peut-être à chasser de ma tête la vision de mamma se brisant la nuque sur les marches de bois ébène.

– Le choix –

– Le choix –

Exister, c’est oser se jeter dans le monde.

Simone de Beauvoir

PARTIE 1 : TOI

Tu restes, immobile, au centre de la pièce. Seuls tes yeux balaient l’espace.

Tu hasardes un timide « C’est un peu petit, non ? »

La directrice de l’établissement a un petit sourire qu’elle veut mi-apitoyé, mi-indigné. Actor studio – cours n°1. « Mais madame, l’appartement fait 32 m2, nous avons des résidents qui vivent en couple dans ce type de logement. Et, en outre, vous disposez d’un bel extérieur ! ».

Manuel du parfait vendeur – leçon n°2. Tu hoches doucement la tête, signe que notre interlocutrice prend pour un acquiescement mais que je sais être en fait une manifestation discrète de ton trouble profond. 

Ton regard se vide alors et devient celui, perdu, d’une petite fille de 84 ans qui n’a, de toute façon, pas voix au chapitre.

Je sens ma gorge se nouer et une brusque envie de pleurer m’envahit devant le désespoir palpable qui émane brutalement de toi. Toi cette femme que j’ai tant aimée, que tout mon être n’a jamais cessé d’aimer, dont tout mon corps réclame encore cet amour qui m’était dû mais que que tu m’as refusé, le cerveau lavé par un mari dont j’ai un jour refusé l’autoritarisme et la domination.

La directrice poursuit avec emphase la description de ce qui va, de ce qui doit devenir ton univers, maman.

Je trouve un peu exagéré d’attribuer à ce cube le titre d’appartement. Tout est peint en blanc, agrémenté de quelques meubles très passe-partout. Le coin cuisine est sombre, les portes de placard premier prix, le carrelage froid et l’ensemble constitue un univers encore plus impersonnel que la chambre d’une chaîne d’hôtels 2*. 

Oui c’est petit, comme tu le soulignes. Et pas très bien agencé. Et pourquoi cette cuisine alors que tu ne sais plus comment te servir de plaques électriques ou d’un four à micro-ondes ?

Quant à y vivre à deux, à moins d’être un couple de très jeunes mariés durant les 15 premiers jours de leur lune de miel, cela me semble humainement impossible.

Je regarde longuement le balcon d’environ 1,50 m de large sur 50 cm de profondeur que la directrice vient de qualifier d’« extérieur ». Non, de « bel extérieur ». Je ne doute pas que la jeune femme se laisse parfois emporter jusqu’à présenter ce rectangle gris comme une terrasse. L’appartement est au premier étage, la résidence est flambant neuve et les haies encore chétives laissent apercevoir les jardins ouvriers voisins. Mon regard se laisse un instant captiver par cet alignement de rectangles de terre, tous parfaitement bêchés, retournés, avec leurs multitude de gros bidons bleus destinés à recevoir l’eau de pluie, et leurs petites constructions de tôle rouillée où le matériel est mis à l’abri. Nous sommes au mois d’avril et les têtes blanches s’affairent à mettre en terre ce qui va les nourrir cet été, ou agrémenter le quotidien de leurs grands enfants, ou simplement leur permettre de s’affairer dehors, de discuter avec les copains, de ramener à la maison les fleurs, glaïeuls, iris, dahlias qu’ils auront pris soin de faire pousser au bout des rangées de légumes. Délicate attention à destination de celle qui partage leur quotidien depuis tant d’années.

Nous quittons l’appartement et le miroir de l’entrée me renvoie mon image. Je suis comme eux, en fait : tête blanche, visage ridé mais corps solide. Quel sera mon jardin ouvrier, mon échappatoire  dans ce quotidien qui s’ouvre à moi désormais ? La directrice nous guide jusqu’à la salle commune où sont organisées de nombreuses activités, nous apprend-elle (entendez, des scrabbles et des lotos) puis dans son bureau où elle détaille davantage ce qui m’intéresse, à savoir les soins spécifiques dont tu pourrais bénéficier. Car ton corps est ici mais ton esprit régulièrement, de plus en plus souvent même, ailleurs. Depuis ta remarque relative à l’exiguïté de l’appartement, tu es retournée dans ton monde, dans ta coquille et tu nous suis passivement.

Je lâche un banal « Tu seras bien ici, tu verras ». Que dire ? Que faire ? Tout cela est affligeant.

Tu avais souhaité rester chez toi et tu y étais restée aussi longtemps que cela avait été possible. Puis, il a fallu se rendre à l’évidence et c’est alors que Vincent m’avait appelée. 

15 ans que  j’avais coupé les ponts avec vous, que j’avais préféré ne plus te voir plutôt que continuer à souffrir de ton indifférence. 

15 ans que tu me manquais, que je ne passais pas une journée sans penser à toi. 

J’ai cru que Vincent m’appelait pour m’annoncer ta mort, je fus presque soulagée d’apprendre que tu n’étais “que” malade. Mon frère, ton fils, ton Dieu, s’était remarié, avait des enfants adolescents. Je vivais seule et acceptais alors (pourquoi ?) que tu viennes vivre chez moi, en attendant de trouver un établissement susceptible de t’accueillir. Peut-être imaginais-je rattraper ainsi le temps perdu. Il n’y avait plus ni mari, ni fils. Toi et moi. Toi pour moi. Enfin. Quelle naïveté…

Pas une fois tu ne m’as reconnue. Pas une fois tu ne m’as appelée autrement que “madame”. Pas un jour où tu ne m’as pas dit : « je vais mettre mon manteau. Vincent va bientôt venir me chercher ».

Je passais de longs moments à essayer de déceler dans ton regard si tu ne me faisais pas souffrir sciemment, me faisant ainsi payer quinze années de silence.

PARTIE 2 : ELLE

Je connais Géraldine depuis une dizaine d’années. Elle a été, un jour, affectée à la même équipe que moi. Je ne l’avais jamais aperçue avant dans l’entreprise.

Il en est de certaines amitiés comme de certaines amours : la première rencontre vous remplit et fait naître en vous le sentiment que vous avez en face de vous LA personne qui vous correspond, l’autre moitié de vous -même, celle qui, enfin, permettra de combler ce vide que vous ressentez. Personnellement, les relations amoureuses ou amicales qui ont trouvé naissance dans un coup de foudre ne sont pas celles qui m’ont apporté le plus de satisfaction. Peut-être parce que j’en attendais trop, peut-être parce que la moindre dissonance m’apparaissait d’emblée comme un désaccord profond, à l’inverse d’une relation qui se construit pas à pas, au fur et à mesure de la découverte de l’autre, de ses qualités et de ses défauts, que l’on intègre les unes et les uns après les autres, avec toute la compréhension due.

Géraldine cherche constamment à perdre du poids, je suis un peu trop maigre. Elle aime le yoga, je ne jure que par les sports « qui bougent ». Elle n’a eu qu’un seul homme dans sa vie, j’ai été mariée durant 15 ans avant de voir se succéder quelques relations qui se sont toutes éteintes au bout de 3-4 ans. Elle n’a pas d’enfants, j’ai deux filles magnifiques. Elle est hypocondriaque, je ne suis jamais malade. Elle a des tendances mystiques, je suis irrémédiablement cartésienne. Mais elle est drôle, énergique, volontaire et tous les moments passés avec elle sont parsemés d’éclats de rire.

Lorsque nous nous sommes connues, nous étions déjà en fin de carrière (terme un peu prétentieux pour qualifier notre parcours de travail actif) et nous parlions, bien évidemment, de ce que nous envisagions de faire lorsque nous serions en retraite. 

Je lui disais que je voulais en profiter pour faire du sport, aller voir mes filles et mes petits-enfants que la vie avait fait poser leurs valises respectivement à New-York et à Buenos-Aires. Je voulais voyager, découvrir le monde et apprendre à connaître ceux qui le peuplent. 

Cinq ans sont passés depuis. Mes filles viennent aux grandes vacances, plus rarement à Noël car il faut bien se partager avec la belle famille. Je n’ai jamais osé partir seule, grande aventurière que je suis, mais ne voulais pas de des voyages organisés où je n’aurais côtoyé que des vieux de mon âge et où j’aurais passé trop de temps assise dans un bus ou à dans les restaurants d’hôtels 3*. J’ai donc tenté les voyages en bandes de filles, via un fameux site internet. Lors de ma première expérience, mes compagnes étaient toutes plus jeunes que ma plus jeune fille. Elles étaient agréables, souriantes mais quarante années créent un décalage vraiment trop important. Deux ans plus tard, le site avait évolué et proposait de partir avec des filles/femmes de son âge. L’expérience fut pire encore. Fatiguées, égocentriques, exigeantes, mes compagnes étaient insupportables et j’avais hâte de quitter la fabuleuse Amazonie et de rentrer chez moi. J’en conclus de manière exceptionnellement lucide que le problème venait de moi, que j’étais asociale et donc que je n’avais pas le minimum exigé pour une découverte du monde telle que je l’avais fantasmée.

Géraldine aussi voulait quitter son petit univers mais avait dans la tête d’acheter un utilitaire, de procéder à sa transformation puis de partir sur les routes au gré de ses envies (avec son chat, bien  entendu). Cette idée m’a amusée, je lui trouvais un aspect génération Z , voire millennial pas vraiment en phase avec ma Géraldine. Mais je l’ai encouragée et même aidée. Une fois l’heure de la retraite sonnée, elle a effectivement investi dans un Renault Master grâce aux ventes aux enchères des véhicules des domaines : 120.000 km au compteur, très peu de rouille, le tout pour 7000 euros. Soit. 

Nous avons passé quelque heures à imaginer les plans puis un temps fou à l’aménager. Pulvériser du liège pour l’isoler, couper la tôle afin d’installer des fenêtres supplémentaires, poser un panneau solaire, fabriquer de petits meubles en contreplaqué. Peindre. Faire, défaire, refaire. Un ami de Géraldine, heureusement, s’est occupé de l’électricité. Nous n’avions pas de garage où l’entreposer et ne pouvions y travailler que lorsqu’il faisait beau. 

Géraldine s’était donnée 6 mois avant de partir pour son périple et elle est bien partie au bout de 6 mois. Elle est allée jusqu’en Espagne mais est revenue au bout de 2 semaines, après avoir dû changer l’embrayage puis l’alternateur de son van moyennant une petite fortune versée à un garagiste de Valladolid peu scrupuleux.

Le découragement a, on s’en doute, fait suite à l’enthousiasme et le Master est resté plusieurs mois dans la cour, sans en bouger. 

Avec les beaux jours, l’envie de partir a de nouveau repris Géraldine. Elle a emmené son van faire un check-up complet chez un garagiste de mes connaissances et m’a sollicitée pour que je l’aide à planifier (et à sécuriser) son expédition. Pendant qu’elle peaufinait la confection de petits rideaux occultants, je me plongeais dans les blogs de jeunes campers, afin de dresser une carte et un fichier excel de son futur parcours qu’elle souhaitait, cette fois, débuter par l’Europe du Nord. Elle était de nouveau pleine d’enthousiasme. Traverser la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark. Prendre le ferry pour la Norvège, poursuivre en Suède, Finlande puis Russie, Estonie, Lituanie…Elle voulait tout voir. Peu importe le temps que cela prendrait. Elle avait le reste de sa vie devant elle.

Et lorsqu’elle en aurait fini, elle prendrait le bateau et irait poursuivre son périple sur le continent américain. « Peut-être qu’à ce moment-là, tu viendras avec moi, n’est-ce pas ? On passera voir tes filles, qu’en dis-tu ? ».

PARTIE 3 : LUI

Tu sais, j’ai appelé Vincent hier soir. Je lui ai dit qu’un appartement était disponible dans la résidence dont je lui avais parlé. Je lui ai expliqué que nous l’avions visité, toi et moi, que tu semblais avoir trouvé cela très bien. Que tu pouvais apporter de quoi le personnaliser : des cadres, des photos, bien sûr mais également de petits meubles. Que tu seras au premier étage, que tu auras ainsi une jolie vue et qu’en plus, cela diminuera les chances que tu te sauves et te perdes. Qu’il y avait une équipe soignante très importante, que tu disposeras de séances de stimulations multi-sensorielles et de relaxation corporelle.

Le personnel est très gentil, non ? Et les résidents que nous avons croisés semblent heureux. Enfin, je crois. Enfin, je ne sais pas. Bien sûr, le montant de la prestation dépasse la pension que tu perçois, mais tu pourras bénéficier d’une petite aide, ce qui fait que Vincent et moi aurons un reste à charge tout à fait acceptable. 

Vincent m’a dit qu’il trouvait cela très bien, que c’était une excellente nouvelle et qu’il était heureux pour toi, qu’il viendrait te voir très bientôt.

…Non, c’est faux. En réalité, Vincent a très mal accepté que j’ai pris cette initiative sans le consulter. S’il pouvait, il te prendrait chez lui, m’a-t-il dit. S’il pouvait…. Mais il ne le peut pas. Moi, en revanche, je vis seule, je n’ai pas de contraintes, ce serait mieux, à ses yeux, si tu pouvais rester chez moi plutôt qu’aller dans un appartement anonyme avec des gens que tu ne connais pas ! 

Comment lui dire… L’appartement dans lequel je vis, tu ne le connais pas non plus. J’ai déménagé plusieurs fois depuis ta dernière visite. Certes, 700 km, c’est loin. Mais 900 km pour aller voir Vincent ne t’effrayaient pas. Pourtant, cela devait te fatiguer quand même puisque, sur la route du retour, tu ne pouvais pas prendre, ne serait-ce que 2h pour t’arrêter chez moi parce que « tu n’avais pas le temps ». 

Comment lui dire…Tes échanges téléphoniques avec Vincent étaient quotidiens. Moi, tu ne m’appelais jamais. Même pas pour me souhaiter mon anniversaire.

Comment lui dire…Je n’étais jamais bien habillée, jamais bien coiffée. Moi, je n’ai de cesse de dire à mes filles qu’elles sont belles. Peut-être, dans l’absolu, ne le sont-elles pas. Je ne sais pas. Moi, en tous cas, à chaque fois que je les vois, je suis éblouie par leur beauté. J’ai eu des compliments, c’est vrai, mais uniquement suscités par mes excellents bulletins scolaires. Car j’étais une très bonne élève, sage et discrète et tu semblais fière de moi. Pourtant, cette fierté m’a toujours paru mal placée, destinée davantage à te faire valoir auprès des autres parents qu’à encourager ton enfant.

Comment lui dire…Tu n’as pas su, pas pu, pas voulu me protéger d’un mari violent. Peut-être as-tu consacré tant d’énergie à faire barrage des coups qui pleuvaient parfois sur Vincent, qu’il ne t’en restait plus pour le repousser quand il s’en prenait à moi. Je ne sais pas, tu n’as jamais voulu en parler, tu as préféré éluder la question, comme toujours.

Que reste-t-il de tout cela dans ta tête désormais ? As-tu tout oublié de ton passé ? J’ai beau passer en revue toute la littérature relative à ta maladie, je ne parviens pas à le savoir précisément.

Vincent et moi, il faut que je te dise, nous nous sommes disputés. Comme deux gamins.

Et il m’a raccroché au nez sur un “Mais p…, c’est quand même ta mère” qui m’a laissée sans voix. L’argument final. Celui que je me suis répétée à moi-même des années durant, jusqu’à ce que je comprenne que s’il est la seule raison pour laquelle je continue à appeler une personne qui ne prend même pas le combiné pour me souhaiter mon anniversaire, à aller voir cette personne qui préfère que je prenne une chambre d’hôtel plutôt que de m’héberger dans la maison familiale, qui me rend les cadeaux que je lui fais « tu sais, maintenant, grâce à Vincent, on ne boit plus que du bon vin ». Je me suis abstenue de faire ce retour à mon caviste, me contentant de lui dire que la bouteille, que j’ai peu après apportée à un dîner entre amis, était excellente. Ce qui était le cas.

EPILOGUE : MOI

Il est 8 heures.

Je ne suis pas sûre d’avoir tout maîtrisé. Les choses se sont faites si vite.

Mais il fallait agir dans l’urgence, au risque de ne jamais rien faire.

Je regarde le paillasson multicolore sur lequel je n’avais jamais vraiment baissé le regard. C’est étrange à quel point, ce matin, tous les objets sortent de leur insignifiance.

Peut-être est-ce comme cela avant un saut dans le vide ? Ou lorsque l’on sent la mort vous envahir peu à peu ? On cherche désespérément quelque chose à quoi se raccrocher. Et notre champ de vision se restreint à la moindre bricole devenue brutalement le concentré de tout ce que l’on va quitter. 

Moi aujourd’hui, c’est plutôt la vie qui m’envahit.

Géraldine ouvre la porte. 

Je prends une grande respiration. Comme un bébé à sa naissance, l’air m’emplit.

« Je suis prête. Allons-y ».

– Commérages –

– Commérages –

“Il en est ! ”

Le nouveau médecin du village, avec ses chemises à fleurs, son bracelet en cuir et sa façon de marcher, est au centre de toutes les discussions.

“Je jure que, moi vivant, il ne me touchera jamais.”

Ce disant, Serge frappe un grand coup sur le zinc et s’écroule brutalement au pied du comptoir.

Le jeune médecin est appelé et, à grand renfort de bouche à bouche et de compressions thoraciques, tente de remettre en branle le cœur bien malmené de notre fin analyste. 

En vain : Serge est mort sur le coup.

Il avait ses défauts, le Serge…mais il tenait toujours ses promesses.