…d’une (petite) mort annoncée

La notion de « bullshit job » est apparue en 2013, comme une blague, portée par David Graeber dans l’un de ses articles.

Pour l’anthropologue britannique, cette appellation  de « boulot à la con », pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue de Shakespeare, peut être attribuée à tous les jobs sur le sens et l’utilité desquels on peut réellement s’interroger et qui, outre leur coût non négligeable pour l’entreprise qui les abrite, ont également comme corollaire de rendre malheureux ceux qui les exercent.

Travaillant pour un grand compte du secteur tertiaire, friands (ou victimes) de ce genre de pratiques, vous faites rapidement vôtre cette expression, « bullshit jobs » , et vous en servez largement pour qualifier l’activité des « autres » : cabinets de conseil parasites, consultants en tout genre, multiples pseudo-responsables de tout poil.

Vous, vous travaillez 40h par semaine, vous êtes utile !

A la fin des années 2010, avec la digitalisation incontournable des activités, on voit éclore des fonctions nouvelles et les product owners, solution managers, scrum masters, release train ingeneers, et autres néologismes, masquant des notions suffisamment floues pour que chacun en donne sa propre définition sans crainte d’être contredit. Vous héritez vous-même d’un de ces titres ronflants (??) que vous tentez tant bien que mal de vous approprier.
Un beau matin, vous accueillez des stagiaires de troisième et, alors que vous tentez de leur décrire votre activité, de leur expliquer ce que vous faites au quotidien et quel est votre rôle au sein de l’entreprise, vous vous rendez soudain compte, à leur regard morne et à leur avachissement progressif dans leur siège, que ce que vous leur dites sonne creux. A posteriori, vous vous apercevez que vous ne parvenez pas non plus à expliquer à vos propres enfants en quoi consiste votre job et leur indiquez d’ailleurs invariablement de répondre un terme très générique à la question « profession du père/de la mère ».

La réalité vous apparait alors, brutale, crue, violente…

…vous aussi, vous exercez un bullshit job.

Mais vous secouez la tête, non, pas moi…Vous êtes diplômé BAC + 5, vous avez un cerveau qui tourne bien, vous méritez ce niveau hiérarchique, ce bon salaire, dans cette boite où les salariés ont moult avantages. Avoir un job utile, en plus, c’est certainement trop demander ! On est peu à vivre d’une passion, et là, franchement, on n’est pas à plaindre. Si encore, on travaillait à la chaine, à mettre des sardines en boite toute la journée dans un atelier glacé, pour ramasser moins d’un smic, oui, là, il y aurait de quoi se plaindre ! Secouons nous, nous sommes des privilégiés, alors arrêtons de pleurnicher.

Uhm….

Mais vous secouez la tête, non, pas moi…Vous êtes diplômé BAC + 5, vous avez un cerveau qui tourne bien, vous méritez ce niveau hiérarchique, ce bon salaire, dans cette boite où les salariés ont moult avantages. Avoir un job utile, en plus, c’est certainement trop demander ! On est peu à vivre d’une passion, et là, franchement, on n’est pas à plaindre. Si encore, on travaillait à la chaine, à mettre des sardines en boite toute la journée dans un atelier glacé, pour ramasser moins d’un smic, oui, là, il y aurait de quoi se plaindre ! Secouons nous, nous sommes des privilégiés, alors arrêtons de pleurnicher.

Il semble que notre cerveau peut nous permettre de nous habituer à notre bullshit job. Sébastien Bohler, docteur en neurobiologie, a publié en 2020 l’ouvrage Où est le sens ?  dans lequel il explique que notre cerveau déteste l’incohérence et, grâce à l’action du cortex cingulaire, il rétablit l’équilibre entre ce qui est attendu et ce qui est réel, mettant ainsi en phase nos actes et nos pensées.

Oui, il faut laisser faire le cerveau et faire taire cette petite voix tout au fond de vous qui insinue sournoisement que vous ne servez à rien, que vous êtes bien payé pour faire quelque chose inutile à la société et dont de surcroit vous commencez à douter qu’il soit utile à votre propre entreprise.

Le mal vous ronge insidieusement…

Votre direction se réorganise (une fois, deux fois…n fois). Le rôle qui vous était attribué reste le même mais vous êtes désormais dans l’impossibilité d’avoir les leviers nécessaires et suffisants pour l’exercer et votre nouveau rattachement hiérarchique vous fait perdre toute légitimité auprès des collaborateurs dont les actions sont indispensables pour que vous-même puissiez mener à bien votre mission. Vos productions intéressent de moins en moins ceux à qui elles sont destinées, on envoie des sous-fifres aux réunions que vous organisez.

Pourtant vous persistez, vous redoublez d’efforts afin de continuer à faire ce que l’ON attend de vous.

Mais qui est ce ON d’ailleurs ? Votre manager ? Il n’est jamais très longtemps le même et n’a qu’une vague idée de ce que vous faites et même de ce que vous êtes supposé faire.
La RH ? Elle s’intéresse à l’aspect ressource que vous représentez, pas à l’aspect humain.
Et d’ailleurs, sait-elle qui vous êtes ?

ON semble être à la fois tout le monde…et personne

Vous tâchez de ne pas le prendre personnellement, les 5 autres personnes ayant la même fonction que vous dans l’entreprise sont logées à la même enseigne et bénéficient du même manque de considération.

Piètre consolation.

Un beau jour l’une de vos homologues craque. Burn-out ? Mais non, voyons, impossible : « Elle est fragile psychologiquement, seule dans la vie…Elle s’écoute et prend du bon temps sur le dos de l’assurance maladie ».

Puis c’est au tour d’un autre de vos collègues : « Ah lui, ça fait longtemps qu’il n’est plus motivé, il attend la retraite ».

Une troisième commence à ne pas aller bien : « C’est contagieux chez eux ! Des vieux dépassés, voilà ce qu’ils sont ».

Vous sentez que le boulot vous pèse mais vous êtes quelqu’un de fort(e), qui ne s’écoute pas. Certes, en en parlant un peu autour de vous, beaucoup de vos collègues ne comprennent plus rien à rien, s’ennuient au travail, ne savent plus ce que l’on attend d’eux. Oh, ils ont tous plusieurs années d’ancienneté, on devient tous plus ou moins blasés au fil du temps.

Les jours, les semaines, les mois, les années ont passé

Maintes fois, vous signalez ce déphasage entre ce que l’on attend de vous et les moyens pour les atteindre, maintes fois vous faites part de cette perte de légitimité et de considération pour votre activité, dont on vous dit pourtant qu’elle est toujours reconnue.

Invariablement, on vous répond que cela va venir, que le sujet n’était pas en haut de la pile suite à la dernière réorganisation (laquelle déjà ?) mais là, c’est en train de bouger.

On a  besoin de vous et on compte sur vous.

Ah bon ?

Pour vous, c’est le Désert des Tartares

…rien ne vient à l’horizon.

Les week-ends sont des fêtes…du vendredi soir…. jusqu’au dimanche matin où vous pensez déjà que le lendemain, vous devrez y retourner, participer à des réunions qui n’ont aucun sens, rediscuter de sujets déjà 100 fois débattus, mais remis sur le tapis à chaque réorganisation.

Vous dormez mal, le boulot envahit vos nuits, peuple vos rêves, occasionne des réveils nocturnes.

Vous n’en parlez pas, de peur de ne pas pouvoir vous retenir de pleurer.

La boule au ventre du dimanche semble grandir en vous et vous empêche de respirer.

Mais mince, ce n’est pas le bagne, secoue-toi !

Et puis un jour, vous ne pouvez pas.

Vous n’avez pas la force d’allumer votre PC, de vous asseoir devant l’écran.

Vous ne commandez plus rien. Tout est bloqué.

Vous entendez la petite voix qui, au fond de vous, continue sa litanie et vous dit de ne pas vous écouter, de vous lever, d’y aller.

Mais votre corps ne vous obéit pas, vous avez perdu le contrôle.