…d’une (petite) mort annoncée
La notion de « bullshit job » est apparue en 2013, comme une blague, portée par David Graeber dans l’un de ses articles.

Travaillant pour un grand compte du secteur tertiaire, friands (ou victimes) de ce genre de pratiques, vous faites rapidement vôtre cette expression, « bullshit jobs » , et vous en servez largement pour qualifier l’activité des « autres » : cabinets de conseil parasites, consultants en tout genre, multiples pseudo-responsables de tout poil.
Vous, vous travaillez 40h par semaine, vous êtes utile !

La réalité vous apparait alors, brutale, crue, violente…
…vous aussi, vous exercez un bullshit job.
Uhm….
Il semble que notre cerveau peut nous permettre de nous habituer à notre bullshit job. Sébastien Bohler, docteur en neurobiologie, a publié en 2020 l’ouvrage Où est le sens ? dans lequel il explique que notre cerveau déteste l’incohérence et, grâce à l’action du cortex cingulaire, il rétablit l’équilibre entre ce qui est attendu et ce qui est réel, mettant ainsi en phase nos actes et nos pensées.

Oui, il faut laisser faire le cerveau et faire taire cette petite voix tout au fond de vous qui insinue sournoisement que vous ne servez à rien, que vous êtes bien payé pour faire quelque chose inutile à la société et dont de surcroit vous commencez à douter qu’il soit utile à votre propre entreprise.
Le mal vous ronge insidieusement…
Votre direction se réorganise (une fois, deux fois…n fois). Le rôle qui vous était attribué reste le même mais vous êtes désormais dans l’impossibilité d’avoir les leviers nécessaires et suffisants pour l’exercer et votre nouveau rattachement hiérarchique vous fait perdre toute légitimité auprès des collaborateurs dont les actions sont indispensables pour que vous-même puissiez mener à bien votre mission. Vos productions intéressent de moins en moins ceux à qui elles sont destinées, on envoie des sous-fifres aux réunions que vous organisez.

Pourtant vous persistez, vous redoublez d’efforts afin de continuer à faire ce que l’ON attend de vous.
La RH ? Elle s’intéresse à l’aspect ressource que vous représentez, pas à l’aspect humain.
Et d’ailleurs, sait-elle qui vous êtes ?
ON semble être à la fois tout le monde…et personne
Piètre consolation.
Un beau jour l’une de vos homologues craque. Burn-out ? Mais non, voyons, impossible : « Elle est fragile psychologiquement, seule dans la vie…Elle s’écoute et prend du bon temps sur le dos de l’assurance maladie ».
Puis c’est au tour d’un autre de vos collègues : « Ah lui, ça fait longtemps qu’il n’est plus motivé, il attend la retraite ».
Une troisième commence à ne pas aller bien : « C’est contagieux chez eux ! Des vieux dépassés, voilà ce qu’ils sont ».
Vous sentez que le boulot vous pèse mais vous êtes quelqu’un de fort(e), qui ne s’écoute pas. Certes, en en parlant un peu autour de vous, beaucoup de vos collègues ne comprennent plus rien à rien, s’ennuient au travail, ne savent plus ce que l’on attend d’eux. Oh, ils ont tous plusieurs années d’ancienneté, on devient tous plus ou moins blasés au fil du temps.
Les jours, les semaines, les mois, les années ont passé
Invariablement, on vous répond que cela va venir, que le sujet n’était pas en haut de la pile suite à la dernière réorganisation (laquelle déjà ?) mais là, c’est en train de bouger.
On a besoin de vous et on compte sur vous.
Ah bon ?
Pour vous, c’est le Désert des Tartares
…rien ne vient à l’horizon.
Vous dormez mal, le boulot envahit vos nuits, peuple vos rêves, occasionne des réveils nocturnes.
Vous n’en parlez pas, de peur de ne pas pouvoir vous retenir de pleurer.
La boule au ventre du dimanche semble grandir en vous et vous empêche de respirer.
Mais mince, ce n’est pas le bagne, secoue-toi !
Vous n’avez pas la force d’allumer votre PC, de vous asseoir devant l’écran.
Vous ne commandez plus rien. Tout est bloqué.
Vous entendez la petite voix qui, au fond de vous, continue sa litanie et vous dit de ne pas vous écouter, de vous lever, d’y aller.

